Le dernier passage de Silvio Berlusconi sur le plateau de la télévision privée tunisienne Nessma TV, (la première du genre sur une télévision maghrébine) a relancé le débat sur l’ouverture audiovisuelle dans le Maghreb aux opérateurs privés et principalement pour les opérateurs étrangers.
Dans un marché audiovisuel européen saturé et surtout verrouillé par la protection culturelle, le Maghreb est plus que jamais un marché à conquérir pour les grands opérateurs financiers: Italiens, Français, Espagnols, Egyptiens et Libanais se bousculent pour créer leurs chaînes de télévision en Tunisie, au Maroc et à souhait en Algérie.
Qui aurait pu penser que cette petite chaîne régionale spécialisée dans le divertissement se transforme en une année en un empire médiatique regroupant trois importants groupes de la région: le géant italien Mediaset, filiale du holding Fininvest de Silvio Berlusconi, Quinta Communications, société du producteur franco-tunisien Tarak Ben Amar, tous deux actionnaires à hauteur de 50% au capital de Nessma TV, apportant 30 millions de dollars à parts égales, et Karoui & Karoui World, l’une des plus importantes boîte de publicité dans le Maghreb. L’opération a reçu l’accord des autorités tunisiennes, qui, pour la première fois, ne sont pas opposées à l’entrée d’actionnaires étrangers dans un média audiovisuel basé à Tunis. Fethi Houidi, ancien ministre de l’Information et ex-patron de la Radio-Télévision nationale et de Tunisiana, est nommé président exécutif de Nessma TV.
Lancée par le groupe Karoui & Karoui, Nessma TV avait réuni 15 millions de téléspectateurs en diffusant, de février à juin 2007, Star Academy Maghreb. Nessma TV a été inaugurée officiellement dans un premier temps, par le ministre chargé des Communications, Rafaâ Dekhil, le 23 mars 2007. Mais une année après, la chaîne bat de l’aile en raison du manque de recettes publicitaires. Ce n’est qu’au mois de mai 2008, que son avenir est relancé par un accord de partenariat entre Karoui and Karoui et le producteur tunisien Tarek Ben Amar. Ce dernier a réussi à convaincre son ami Silvio Berlusconi de s’associer avec lui dans cette aventure. Pour Berlusconi, l’occasion était inespérée: s’attaquer au marché maghrébin, un marché qui était souvent revendiqué par les patrons français: Bouygues, Vivendi et Lagardère. Berlusconi qui connaît très bien le monde de l’audiovisuel a été le premier à oser pénétrer le marché français.
En 1985, le groupe de Silvio Berlusconi qui ne cachait pas ses ambitions sur le plan européen, a profité de la décision du gouvernement de François Mitterrand qui a annoncé l’ouverture de fréquences hertziennes supplémentaires. Le cinquième réseau hertzien est attribué au projet de Silvio Berlusconi (associé à Jérôme Seydoux et Christophe Riboud). L’intervention directe de Bettino Craxi, président socialiste du Conseil italien à l’époque, a été assez déterminante. En mars 1986, le gouvernement de Jacques Chirac, devenu Premier ministre, permet de mettre en relief les privilèges injustifiés accordés à la Cinq lors de son lancement par le gouvernement précédent: absence de limites des coupures publicitaires (contrairement à TF1, nouvellement privatisée), obligation de production originale réduite à 25% (au lieu de 41%), diffusion de films deux ans seulement après leurs sorties en salles (au lieu de 3 ans). La concession du cinquième réseau est alors attribuée au duo Silvio Berlusconi / Robert Hersant en février 1987. Sous le poids des dettes, Robert Hersant cède sa part dans la Cinq au groupe Hachette, alors dirigé par Jean-Luc Lagardère, candidat malheureux au rachat de TF1 en 1987 et qui rêve d’acquérir une chaîne de télévision nationale. Mais La Cinq cesse définitivement d’émettre le dimanche 12 avril 1992. C’était la dernière fois que le gouvernement français accordait à Berlusconi un marché sur son marché audiovisuel. Depuis, le patron de Mediaset s’est attaqué au marché allemand, en créant Telefünf (Télé 5), qui reste dans le même principe que la Cinq francaise ou encore le marché espagnol avec Telecinco (la cinquième) et dont Berlusconi acquiert 25% de l’entreprise gestionnaire du nouveau canal Gestevision.
Mais en Tunisie, El Caveliere, est déjà en terrain conquis: une télévision agréée prête, un associé (Tarek Ben Amar) bien épaulé politiquement et un marché audiovisuel vierge. Ce qui commence à déranger les patrons des groupes importants dans la région. Le premier à accuser le coup est l’Égyptien Nagib Sawiris, le patron d’Orascom Holding. Ce dernier avait été le premier à annoncer en 2005, ses ambitions de créer une chaîne de télévision dans le Maghreb et plus particulièrement en Algérie. Lors d’une conférence de presse au Sheraton à Alger, il avait déclaré qu’il était prêt à créer une chaîne de divertissement sans pour autant toucher à la politique. Mais son appel est resté sans voix à Alger. Le gouvernement algérien refuse d’ouvrir le champ audiovisuel aux privés, surtout après l’expérience jugée politiquement incorrecte de Khalifa TV. Selon un ex-responsable de l’Entv: «Tous les patrons affirment qu’ils vont faire une télévision de divertissement, avec des clips à longueur de journée, mais une fois qu’ils ont un poids sur le terrain ils se transforment en media d’opinion, avec des émissions d’abord sociales après politiques un peu comme M6.» Mais Sawiris n’attendra pas l’ouverture audiovisuelle en Algérie, il crée sa propre chaîne OTV, le 31 janvier 2007. Orascom TV, plus connue sous le nom OTV, est l’une des dizaines de télévisions égyptiennes qui est diffusée sur Nilesat.
Mais Sawiris ne désespère pas de créer sa filiale audiovisuelle en Algérie. Un pays qu’il connaît bien grâce à la réussite de son opérateur télécom Djezzy. Il faut dire aussi que Télécom et télévision font bon ménage. L’un diffuse et l’autre absorbe les entrées grâce aux sms et à la publicité. Et selon certaines indiscrétions, la création de Nessma TV en Tunisie va convaincre les autorités algériennes d’ouvrir le champ audiovisuel dans les deux ans à venir. Car à côté au Maroc, les choses bougent aussi et depuis longtemps. En effet, c’est sous le règne de Hassan II, que le gouvernement marocain autorise la création de la première télévision cryptée arabe, la 2M en 1988, et par la même occasion, la première chaîne privée et commerciale au Maroc (mais aussi en Afrique et dans le monde arabe). La télévision marocaine était composée de capitaux privé et public (une option de gestion qu’a toujours prônée le Premier ministre Ahmed Ouyahia avant l’ouverture du champ audiovisuel aux privés).
La 2M sera gérée de 1989 à 1996 par l’ONA (Omnium Nord-Africain) premier groupe industriel privé d’Afrique en association avec le groupe audiovisuel français TF1, qui appartient à Bouygues, la Sofirad (groupe de radios françaises), le groupe canadien Vidéotron. Après sept ans de fonctionnement, l’actionnaire principal de la Soread, l’ONA, se retire de la gestion de la chaîne qui connaissait des difficultés financières. L’État, signataire de la concession, en reprend le contrôle le 19 juin 1996 avec une participation de 68% dans le capital. Le 10 janvier 1997, 2M est enfin diffusée en clair, bouleversant le paysage audiovisuel marocain.
Aujourd’hui, la 2M bénéficie toujours de l’expérience francaise de TF1 et se présente comme l’une des meilleures télévisions du Bassin méditerranéen. De son côté, le groupe Vivendi, qui est actionnaire de Canal+ et de 51% de l’opérateur historique de téléphonie mobile marocain Itissalat Al-Maghrib (Maroc Télécom), ne cache pas ses ambitions de créer une télévision marocaine privée. Grâce à l’expérience et la gestion du groupe français, Maroc Télécom ou IAM est le leader des télécommunications au Maroc, en Mauritanie à travers sa filiale Mauritel, au Burkina Faso (Onatel), au Gabon (Gabon Télécom) et au Mali (Sotelma). La télévision est une extension naturelle, voire logique.
Le Maroc est le seul pays arabe à se doter d’un mécanisme juridique et d’une loi sur l’information favorisant l’entrée de nouvelles télévisions: la Haca (Haute autorité de contrôle audiovisuel). C’est elle qui autorisa le lancement de Med 1 Sat, la première télévision privée marocaine et qui se présente comme la chaîne d’information du Grand Maghreb. Présentée à l’origine comme une chaîne tout-info, le projet Medi1 Sat a progressivement changé de nature pour se transformer en chaîne généraliste...avec une prédominance pour l’information. La chaîne fut dirigée dans un premier temps par Pierre Casalta, le patron de la radio Med 1. Un document de l’AFD (Agence française de développement) détaille mieux cet actionnariat: Médi 1 Sat a été créée en novembre 2002, 56% des actions reviennent, à parts égales, à Maroc Télécom et à la CDG (Fipar Holding); la Cort en a pour 30%. Cette dernière a vu l’entrée en son capital de la CDC (Caisse des dépôts et consignations) et avait bénéficié d’une subvention du Quai d’Orsay. Radio Méditerranée Internationale y est finalement présente avec 14%. L’actionnariat de RMI est marocain à 51%. Si le projet de Medi Sat 1 a tardé à voir le jour, c’est à cause de l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri. Avant son assassinat, le Premier ministre libanais avait comme objectif de lancer Medi 1 Sat, avec Pierre Casalta, ce qui lui assurerait une passerelle vers le champ audiovisuel maghrébin. C’est finalement un autre Libanais qui prendra sa place, Paul Hitti, un Franco-Libanais, un ami proche de Rafik Hariri.
Mais depuis quelques années, le Maroc s’est débarrassé des patrons étrangers de Med 1 SAT, trop gourmants et perturbateurs. Le roi Mohammed VI a installé M.Abdeslam Ahizoune, un homme d’affaires marocain puissant, qui cumule le poste de patron de Maroc Télécom et de président de la Fédération royale marocaine d’athlétisme. Ce dernier a nommé M.Mustapha Mellouk, ancien directeur général adjoint de AlJazeera Children’s, comme directeur de la chaîne Med 1 Sat.
Il est maintenant certain que pour s’imposer sur la scène audiovisuelle dans le monde arabe et africain, la Tunisie et le Maroc ont eu besoin de gestionnaires européens occidentaux et orientaux pour faire avancer la machine et améliorer leurs programmes face à des télévisions publiques riches et puissantes mais sans vision moderne et actuelle.
Pour l’Algérie, il faudrait attendre encore puisque le gouvernement ne veut pas ouvrir son champ audiovisuel aux privés algériens et encore moins aux opérateurs étrangers.
Source: L'Expression