En cette matinée pluvieuse, je roulais à Alger sur la RN5, reliant Ben Aknoun à Dar El Beida. Je devais me rendre à Boumerdès et la route était très encombrée, ou plutôt bouchée comme à chaque fois qu’il pleut. Je me faisais guider par Google Maps et je me voyais passer ici une bonne partie de la journée et manquer mon rendez-vous. Quand soudain ...
... La voix de Google me demande de prendre la prochaine sortie. Le panneau indiquait Tablat, dans la wilaya de Médéa. Je suis pris de panique et me suis dit que Google a perdu la tête. Après de longue secondes d'hésitation, je me résous à le suivre quand même. Prenant la sortie, je traverse un hameau et je retrouve une connexion avec la deuxième rocade d'Alger, très fluide, qui me permet d'arriver à mon rendez-vous dans les temps.
Au retour, je réactive Google Maps, mais arrivé au niveau d'une sortie, la voix me demande de serrer à gauche et de prendre la RN5 et non pas la 2ème rocade. Je me dis que si je me souviens du bouchon que j'avais vu à l'aller, ça va être bloqué. Je décide toujours de faire confiance à la voix de Google et comme par magie, la première rocade d'Alger était libre et je suis rentré quasiment sans m'arrêter.
De la suprématie de l’imagination
Cette mésaventure m'a fait l’effet d’un coup de massue sur la tête. Comment est-ce possible ? Une petite start-up, fondée par des gens d’une intelligence bien au-dessus de la moyenne, a développé des algorithmes qui permettent de tirer profit des millions de smartphones équipés de GPS qui voyagent sur toutes les routes du monde. Elle peut ainsi se tenir au courant instantanément : de toute route qui vient d'être créée ou de tout bouchon qui vient de se former. Elle peut ainsi optimiser les trajets de centaines de millions de véhicules dans le monde en fonction de la fluidité de la circulation. Elle peut également, de façon autonome et sans avoir besoin de contributeurs volontaires, mettre à jour sa carte des routes, des vitesses moyennes de circulation sur chacune d’elles, de la probabilité et des heures d’occurrence des bouchons sur chacune d’elles,…
C'est plus puissant que ce qu'aucun gouvernement au monde ne pourra jamais réaliser. Cette application qui tire profit de façon merveilleusement ingénieuse de tout ce qui existe comme technologies aujourd’hui pour une vraie plus-value pour l’automobiliste a été développée par une start-up nommée Waze basée à Tel Aviv et rachetée par Google pour près d’un milliard de dollars. L’équipe de Waze composée de 120 personnes a déposé 3 brevets aux Etats Unis. Elle a fusionné avec l’équipe Maps de Google mais a obtenu de rester à Tel Aviv et de rester focalisée sur la mission d’aider les automobilistes de la planète à optimiser leurs trajets afin d’éviter les bouchons.
Donc pour récapituler : un groupe de personnes, de leurs bureaux à Tel Aviv, peuvent me conseiller de prendre la première ou la deuxième rocade d’Alger pour éviter le maximum de bouchons et optimiser le temps de mon trajet alors qu’aucun autre investissement ne permettra jamais d’optimiser à ce point la circulation automobile.
Nous parlons souvent de la révolution technologique et de son impact extraordinaire sur nos vies. Mais nous n’avons que très rarement l’opportunité de mesurer de façon aussi flagrante la puissance dévastatrice de l’imagination et de l’innovation. Voici donc l’énergie renouvelable du futur, dans lequel les énergies fossiles n’ont pas leur place.
Alors : pourquoi avons-nous autant de mépris et de dédain pour cette arme de construction massive ? Pourquoi négligeons-nous et dévalorisons-nous cette ressource inépuisable ? Mais également : pourquoi si peu, voire pas du tout, de startups algériennes à cette échelle d’influence ? Qu'est ce qui cloche –encore- avec l’écosystème startup algérien ?
Créer une génération d’innovateurs
Comme le dirait Tony Wagner, dans son fameux livre « Creating Innovators », la capacité d’innovation s’acquière dans le biberon. Le rôle des parents puis du système éducatif et enfin du management dans les entreprises dans la stimulation de l’esprit innovant est indiscutable.
Et aussi loin que je me souvienne, ma génération née dans les années 1970 a vécu avec l’idée que tout a été déjà inventé dans le monde ; que la réussite est promise à celui qui récite à l’identique les leçons apprises en classe et qu’il suffit de suivre les règles, bosser dur, ne pas sortir du rang, être un bon soldat, ne pas empiéter sur la ligne jaune qui délimite son droit pour réussir. A part pour le fait de travailler très dur, tout le reste était faux : on voit très bien que le monde appartient aux fous qui ne prennent rien pour acquis, qui renouvellent les règles, qui sont prêts à risquer tout ce qu’ils ont pour en avoir davantage, qui pensent que le meilleur reste encore à venir.
Il y a bien actuellement une génération de startupeurs algériens de 18-30 ans qui essayent des choses nouvelles. Il reste à voir si cette révolution se propagera dans les deux sens : comment vont-ils réagir une fois dans de grandes entreprises ? Et comment vont-ils réagir avec leurs enfants ? Les pousseront-ils sur les mêmes chemins ou les inciteront-ils à chercher un emploi supposé être stable et sûr dans le secteur public ? Si la révolution continue, alors ça serait une excellente nouvelle.
Glocalisation
L’autre problème c’est la confiance en soi : seuls ceux qui sont assez fous pour penser qu'ils peuvent changer le monde y parviennent. Je rappelle cette citation de la compagne Think Different d’Apple à chaque fois que je peux aux étudiants et aux porteurs de projets pour les inciter à voir grand, à croire en eux-mêmes et à tenter au moins de changer le monde. Mais notre éducation est bien ancrée dans notre subconscient : même quand nous lançons des projets, ils n’ont que trop rarement une ambition qui dépasse les limites de la ville ; nous avons tendance à nous croire incapable de ce genre d’innovations explosives. Nous n’espérons jamais ce genre de révolutions de nos startups. Nous pensons habituellement que nos startups ne sont capables de résoudre que de minuscules problèmes très circonscrits, très locaux. Nous sommes persuadés que ce genre de problématiques mondiales sont trop compliquées pour nous ou qu’elles ont toutes déjà été traitées par d’autres personnes : quand je travaillais à Berlin, j’ai échangé avec une startup qui développait une application web de réservation de tables de restaurant. Je constate aujourd’hui que cette application est actuellement en pleine expansion et est utilisée dans une douzaine de pays du monde : lorsque nous avons résolu un vrai problème rencontré par les gens, en le traitant de la façon la plus universelle possible, alors aucune raison ne s’oppose à ce que la solution trouvée soit applicable n’importe où dans le monde où le même problème est rencontré. L’ennui est qu’à chaque fois qu’un problème est pris par nos startups, il est traité sous son versant le plus purement local. Ce qui conduit inévitablement à des solutions qui ne sont pas transposables ou qui ne sont même pas scalables parfois.
C’est le concept de la Glocalisation : traiter un problème localement mais avec une visée mondiale. Nous avons des startups qui traitent de la relation médecin-malade ou école-parents ou encore du recrutement ou de la CRM... Toutes ces problématiques ont une portée mondiale et une possibilité de marché au moins africain ou MENA. Pour peu que le problème ait été résolu avec un standard universel.
TheFacebook.com a été lancé en février 2004 à Harvard. Puis en mars à Standford, Columbia et Yale. Ensuite Boston, etc.. Ce n’est qu’en septembre 2006 que Facebook.com a été ouvert à l’inscription pour tout le monde. La période où le réseau est à accès restreint sert à explorer les besoins et les envies de l’utilisateur, d’adapter le produit, l’optimiser, augmenter sa viralité et le rendre prêt à un marché plus grand. Imaginez un peu si le réseau ait été taillé sur mesure pour les étudiants de Standford, avec tout ce qu’ils ont de singulier dans leur université : il n’aurait jamais été utilisé par d’autres groupes d’utilisateurs.
Le marketing de l’innovation
La plupart des porteurs de projets pensent spontanément aux services aux particuliers, autrement appelés le B2C. Pourtant le B2B est de loin plus facile à marketer parce qu’il s’adresse à des professionnels, généralement conscients de leurs problèmes et prêts à adopter une solution ; pour peu que ses bienfaits sur leur business soient indiscutablement prouvés. Le marché des particuliers est lui très volatile, dépendant des modes et parfois très irrationnel. On voit bien que Nokia, Ericsson, Alcatel, Huawei ou IBM par exemple, leaders dans des domaines du service aux entreprises ont eu des histoires très tumultueuses dans le domaine du B2C. Nos startups qui se sont orienté dans le service aux entreprises ont beaucoup plus de succès et continuent leur développement, comme le prouve la liste des startups algériennes présentes au salon Viva Technology Paris 2016.
Nous constatons quand même une très faible, ou une très lente diffusion de la technologie dans notre société. Pourquoi les solutions innovantes développées par nos startups ne se retrouvent pas partout chez nous ? Que faut-il pour que les nouvelles technologies deviennent « mainstream » ? Quand vous demandez au patron de l’une de ces nombreuses startups de covoiturage pourquoi son activité ne décolle pas, il vous donnera toutes sortes de raisons. La réalité est que le passage d’un produit de niche à un produit mainstream est une chose très difficile, décrite par Geoffrey A. Moore dans son bestseller « Crossing the Chasm: Marketing and Selling High-Tech Products to Mainstream Customers » sorti en 1991 et réédité depuis. Le fait qu’un produit soit plébiscité par les geeks ne prédit pas du tout qu’il sera adopté par la masse, bien au contraire. Le problème c’est que la masse des gens n’achètent que chez des marques connues, des leaders dans leurs domaines respectifs. Et un produit n’a aucune chance d’être identifié comme leader s’il n’est pas adopté par la masse. Pour briser ce cercle infernal, l’auteur décrit une méthode qui a fait sa célébrité dans le milieu et que nos startups gagneraient à adopter si elles veulent passer le cap de produit de niche et créer des produits technologiques de grande consommation.