L’obsolescence programmée: pivot de la fracture numérique

« Révolution ». Dans le monde des technologies de l’information et de la communication, le terme révolution n’est pas celui qui sanctionne les grandes pages de l’histoire, il n’est pas ce mot lourd de sens qu’un orateur inspiré colle à une date que l’on retient. Dans le monde des TIC, la révolution, c’est ce que nous vivons au quotidien, ce qui qualifie quasi systématiquement tout nouveau produit sur le marché. Une révolution, cela veut dire « un nouveau cycle », les cycles industriels marquent ainsi une génération nouvelle de technologies, si bien que l’on se demande souvent « Comment avons-nous pu faire sans jusqu’à aujourd’hui ? ». Ces technologies suivent une cinétique stéréotypée qui va de leur conception à leur amortissement, en passant par leur fabrication à grande échelle et par leur insertion dans le quotidien du consommateur. Cependant, un délai significatif existe entre les peuples quant à la démocratisation de nouveaux standards de performance. Ainsi, une différence de génération technologique existe entre les pays…et la fracture numérique fut.

Comment se manifeste cette fracture numérique, et en quoi est-elle un enjeu stratégique pour notre économie ? Quel rapport y a-t-il entre la fracture numérique et l’obsolescence programmée des nouvelles technologies ? Quels sont les grands défis que l’Algérie doit surmonter afin de limiter au mieux cette fracture ? Eléments de réponse.

Une fracture ne vient jamais seule

Les mutations du monde moderne impliquent qu’un nouvel indice de développement ait fait son apparition : le degré d’accès aux technologies informatiques. Fort heureusement, nous nous en sommes rendu compte, si bien que toute une politique fut mise en place pour faciliter et généraliser l’accès aux TIC. Les échanges commerciaux, la création de valeur, la lutte contre «l’analphabétisation numérique», autant d’enjeux capitaux qui dépendent directement du rythme d’expansion du haut débit dans notre pays. Il est loin le temps où l’on affichait, la fleur au fusil, l’objectif de brancher 6 millions de foyers à l’ADSL, mais peut être le temps des grandes ambitions sera de retour avec la venue de la 3G. Pourtant, beaucoup de travail a été fait sur le chemin tortueux de la démocratisation du haut débit.

Parmi les grands pas franchis dans ce sens, on note la réduction des tarifs des offres. ADSL 512 Kbps à 1 500 DA, 1 Méga à 2 000 DA, une grille tarifaire stable depuis lors. Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que l’attractivité du « haut débit chez-soi » est intimement liée à cette grille tarifaire. La réussite des offres futures ne désobéira pas à cette règle.
Une bonne santé informatique est une condition nécessaire pour une bonne santé économique et culturelle. Ceci représente un changement qui touche à la substantifique moelle de l’équilibre des forces dans le monde de 2012.

La fracture numérique n’est plus un symptôme de la dichotomie entre monde moderne et monde en développement, elle en est devenue l’une des causes majeures. Les puissances émergeantes à l’est auraient-elles ce formidable potentiel sans les technologies informatiques ? Les éveils démocratiques successifs de nos voisins auraient-ils été possible sans Internet ? Le degré de maîtrise et de pénétrance des TIC déterminent notre vitesse de développement dans une proportion drastique, et cette maîtrise n’est pas absolue, elle est toujours relative à l’état général des TIC dans le monde.

TIC et développement économique : jeux de miroirs

Cette interconnexion peut donner lieu à deux modèles : soit à un cercle vertueux où les TIC améliorent la santé économique, qui elle-même retentit positivement sur les TIC, etc. Soit à un cercle vicieux où, parce que l’on gère des entreprises sans ERP, sans CRM, leur compétitivité reste en berne, ce qui impacte négativement l’économie, et retentit négativement sur les choix disponibles en matière de TIC. A l’échelle du consommateur, les signes de la fracture apparaissent par exemple quand il compare son utilisation effective d’un smartphone avec ce que ce même smartphone peut réaliser dans les conditions pour lesquelles il a été conçu (achat d’applications, convergence des technologies,…). Autre exemple, quand il voit qu’une connexion à 20 Mo/s est disponible au Maroc depuis…2006.

La fracture numérique ne venant pas seule, elle se manifeste aussi à travers la proportion de salaire mensuel que le consommateur doit investir pour acquérir un bien, rapportée au poids que pèse ce même produit sur le pouvoir d’achat d’un consommateur qui vit dans l’autre rive de la fracture. Ainsi, la fracture numérique n’est pas une entité dissociable de la fracture économique, et pour cause, elle influe sur cette dernière.

La bande passante ou le nouvel or noir

La quantité de lignes connectées à Internet était un bon paramètre pour suivre l’évolution des TIC dans une zone donnée. Cependant, en 2012, la couverture géographique (sauf quelques zones essentiellement rurales) est un acquis pour les pays développés. Quant aux autres, il ne leur suffit plus de donner accès à Internet, faut il encore que la bande passante soit suffisante pour impacter efficacement l’économie. La bande passante est le pouls du développement des TIC. Elle est un élément central, stratégique, vital, autant d’adjectifs pour appuyer une notion souvent sous estimée. Vous souvenez-vous de l’époque du 15 15, avec les débits rachitiques d’antan ? Impossible de revenir en arrière, n’est-ce pas ? Le passage d’un débit de connexion estimé en Ko/s à un débit mesuré en Mo/s est un enjeu d’égale importance, peut être même davantage vu la réduction de la durée des cycles industriels.

Quand on étudie notre logistique internet, on se surprend à voir des débits dans les chaumières bien en deçà de ce que la boucle locale cuivre, c’est-à-dire la source du débit, est en mesure de produire. C’est comme ci un torrent d’eau en amont d’un village finissait en un petit ruisseau au niveau de celui-ci, gâchant ainsi toute la puissance nécessaire pour faire tourner son moulin. Pourquoi ? Parce que certaines de nos fibres optiques, des torrents de gigabits, finissent en ruisseaux de 4x2Mb une fois raccordées à des équipements d’extrémités de capacité réduite. Ce serait justifiable si des équipements d’extrémités de plus grande capacité étaient plus onéreux, mais la différence de prix est…nulle. En bout de chaîne, c’est le PIB, l’inflation, la valeur monétaire qui sera impactée positivement ou négativement par la composante TIC. Chaque année, les standards de bande passante sont révisés à la hausse. Une connexion qui, il y a deux ans, améliorait l’économie, l’année prochaine, jouera le rôle de boulet si elle n’est pas optimisée.

De l’obsolescence programmée

« Un bien pérenne est un drame pour le business ». Ainsi a commencé la logique de l’obsolescence programmée. Il s’agit d’une philosophie qui tend à renouveler l’acte d’achat, en rendant désuètes les « révolutions » successives. Quand au départ les méthodes employées relevaient de la manipulation avérée (blocage d’une imprimante à partir d’un certain nombre d’impressions, refus de vente de batteries pour pousser à racheter toute une machine,…) l’obsolescence est devenue plus insidieuse, et plus efficace.

L’obsolescence programmée a longtemps été une menace sur l’image de marque d’un fabricant, qui diminuerait la durée de vie de ses produits pour pousser à la surconsommation. Cependant, une nouvelle approche permet de faire de l’obsolescence programmée un argument de vente massif. L’astuce est toute simple, réduire à leur plus simple expression la durée des cycles industriels. Concrètement, quand on passe de l’écran cathodique à l’écran plat au bout de plusieurs décennies, on passe de la résolution standard à la HD en quelques années. De la HD à la fullHD en moins de temps encore. De la fullHD à la 3D active en 2 ans. De la 3D active à la passive en 1 an .Et il en va de même pour l’ensemble des consommables TIC. Les innovations déjà faites, dont la disponibilité peut être imminente, se voient bloquées au stade de prototype pour que des « révolutions» intermédiaires fassent leur apparition, et servent de moteur à la consommation.

Dans cette organisation, certaines fausses notes se font entendre de temps à autres. On se souvient par exemple du pavé dans la marre qu’a jeté l’un des géants du LCD en présentant la première télé 3D sans lunettes. « La guerre est ouverte » pouvions-nous alors lire à l’époque. Les pressions sur le marché pour laisser le temps à la télé 3D avec lunettes de s’épanouir retardent la disponibilité de produits rentables et techniquement plus aboutis. La différence est que le consommateur ne ferait alors qu’un seul acte d’achat, alors qu’en retardant la disponibilité des technologies, on peut vendre bien davantage de produits. Les prix quant à eux suivent une évolution qui en dit long sur l’obsolescence programmée. Un produit haut de gamme, l’année de sa sortie, coûte autant que le produit haut de gamme, « révolutionnaire » qui sortira l’année suivante. Sauf que l’année suivante, notre produit chèrement payé vient de perdre une bonne partie de son prix de vente. Les prix chutent, mais les produits moins chers deviennent obsolescents très vite. Cette logique, qui est vue ici par le prisme du consommateur, peut parfaitement être appliquée à l’échelle macroéconomique.

De l’instantanéité qui crée le retard

Ces dernières années, bien des consommateurs se sont retrouvés dans la situation suivante : un produit innovant apparait sur le marché, le prix est prohibitif. Quelques temps plus tard, le prix baisse, le consommateur décide alors de passer à l’acte d’achat. A peine a t-il décidé d’acheter ce produit, que son prix baisse encore et que pour le même budget amassé, le consommateur peut accéder à une meilleure technologie. Le consommateur commence à peine à rêver d’une tablette tactile qu’une nouvelle génération embarquant un processeur plus rapide et un meilleur OS fait passer le modèle précédent pour une blague de mauvais goût…Ce n’est plus de la réactivité, c’est de la frénésie. Cette frénésie est un élément déterminant avec lequel nous devons composer. Si nous ne faisons l’acquisition d’aucune technologie, car nous attendons la génération suivante, nous creusons la fracture numérique. Si nous cédons à une technologie donnée, elle risque de tomber rapidement en désuétude.

A l’échelle macroéconomique, les cinétiques sont plus lentes, tout est alors une question de parier sur la technologie la plus pérenne possible, afin d’éviter la double peine d’une mise à jour au bout de quelques mois, ou afin d’éviter la peine encore plus dramatique de ne pas combler le retard en matière de TIC.

Le paradoxe de Zénon appliqué à la 3G

Tout d’abord, expliquons ce qu’est le paradoxe de Zénon intitulé « Achille et la tortue ». Achille, le rapide, fait la course avec une tortue. Il lui laisse de l’avance par souci de fair-play. Le temps qu’Achille comble son retard, la tortue aura un peu avancé. Achille comble donc ce nouveau retard, et pendant ce temps la tortue avance encore un peu, et ainsi de suite. Résultat, bien qu’Achille soit rapide, il ne rattrapera jamais la tortue! Quel rapport avec la 3G ? Le temps que nous rattrapions notre retard en la
matière, les standards auront évolué. Au lieu de faire un pas en avant, nous ne faisons qu’éviter de reculer dans ce monde qui avance à pas de géants.

Le transfert technologique ou le saut au-delà de la fracture

La meilleure façon de ne pas réduire la fracture numérique est de miser sur des technologies en fin de vie. La preuve que le saut technologique est possible chez nous est apportée par notre voisin marocain. 2 millions de lignes ADSL et 4 millions d’internautes en plus, des débits largement supérieurs depuis 5 ans. Il y a deux ans déjà, 65% des connectés sur Internet l’étaient à travers la 3G au Maroc. Entre 2010 et 2011, le nombre de connectés marocains en 3G a quasiment doublé. Le Maroc a ainsi bénéficié de cette technologie pendant sa véritable période d’exploitation. L’approche de ce rendez-vous majeur qui est la disponibilité de la 3G représente un évènement stratégique pour notre pays. Quant à la réduction de la fracture, nous avons vu qu’elle ne se faisait pas en avançant mais en accélérant dans nos acquisitions des technologies. D’autres rendezvous ne devront pas être manqués : l’augmentation de la bande passante, qui permettra de proposer des débits partagés plus actuels à un grand nombre; ou encore le passage à la 4G dès que cela sera matériellement possible.

En conclusion, notre éveil aux réalités numériques nous pousse à opérer de rapides mutations. Du vécu du consommateur aux grandes décisions à l’échelle nationale, les réalités de 2012 semblent déjà très loin de celles de 2006. Nous avons appris à naviguer sur des courants changeants avec de nouvelles gammes, de nouveaux besoins, de nouveaux termes, et devant la fracture numérique, nous saisissons de mieux en mieux les intérêts et les enjeux. Autant dire que le meilleur reste à venir.

ZIOUCHI Oussama