Durant mes conférences et mes séances de coaching, notamment avec des jeunes porteurs de projets, un point pose un profond malaise : lorsque j’affirme que c’est le marché qui décide du succès d’un produit et que si le marché te fait comprendre que ton produit n’est pas le bienvenu, il serait bon que tu changes d’activité. Ceci est souvent très mal pris, notamment par les jeunes qui pensent que l’on peut forcer le passage, changer les mentalités et imposer un produit contre le cours des choses.
Le Lean et le marché
Dans mes conférences sur le Lean Startup, je pose comme prérequis du développement d’une startup les deux points suivants : avoir une vision et être sage. La vision est le point focal vers lequel tendent tous les efforts et c’est une image du monde vers laquelle nous souhaitons faire tendre le marché. Avoir une vision aide à prendre des décisions dans le milieu incertain qui caractérise les marchés immatures. La sagesse, quant à elle, est l’acceptation des lois de l’univers : c’est d’accepter que le feu brûle, que le froid congèle,…
Ne pas accepter et se soumettre aux lois fondamentales de l’univers est un énorme frein à l’innovation. Par exemple, l’être humain a tenté de faire voler des avions depuis des millénaires. Toutes les expériences se sont soldées par des échecs. Ceci n’a été possible que lorsque l’Homme s’est soumis complètement aux lois de la nature et a essayé de comprendre son fonctionnement. Parce que au final, c’est la nature qui décide et personne ne peut prétendre la défier.
Ceci va de même avec le marché. C’est lui qui décide d’accepter ou non un produit. Parfois, ce n’est pas le produit lui-même qui est en cause. Le rejet peut être causé par un problème de timing, de modèle économique, de distribution ou autre. Mais l’entreprise ne peut pas imposer son rythme à un marché ; elle ne peut que le suivre. C’est pour cette raison que nous posons habituellement comme condition l’acceptation et la dédramatisation de l’échec. Le lean consiste à conduire une succession d’expérimentations pouvant se solder par un résultat positif ou négatif ; mais dans tous les cas, elles produisent « du savoir validé » sur le marché. Une chose n’est pas envisageable : c’est ne pas comprendre les causes d’un échec.
Je prends souvent en exemple une entreprise suisse que j’ai connue il y a quelques années. Elle a installé son bureau à Alger et a commencé à faire des expériences pour savoir si le marché algérien est prêt à consommer du fromage à base de soja, à quel prix, à quelle fréquence,… Je suppose que les réponses obtenues n’ont pas été satisfaisantes puisque l’entreprise a décidé de repartir : mais même une multinationale ne peut pas obliger un marché à consommer quelque chose qu’il n’est pas d’accord pour consommer. Tenter de forcer le passage est tout bonnement suicidaire.
Le problème est que ceci va à l’encontre des croyances populaires, de la mythologie autour de l’entrepreneuriat et même de notre éducation, où on nous apprend qu’il ne faut jamais abandonner… quitte à s’épuiser. Par contre, il me semble qu’il est plus en phase avec une pratique féminine qui consiste à rechercher sans relâche des solutions, avancer par petits pas négociés, accepter les contraintes et faire avec,… Mon histoire suivante est une ode à l’entrepreneuriat au féminin.
La piste aux artistes
Durant un évènement récent consistant à faire concourir des startups, j’ai rencontré un projet qui m’a fasciné : une plateforme de contact entre artistes (clowns, chanteurs et autres animateurs) et personnes souhaitant organiser un évènement. Ceci permet à l’artiste de trouver du travail et aide l’organisateur d’un anniversaire ou d’un évènement d’entreprise à trouver et à contacter facilement le bon prestataire : deux parties heureuses en somme.
La créatrice de cette plateforme est une jeune demoiselle, sans connaissances techniques en informatique, sans grande expérience du business et d’une sagesse et modestie fascinantes.
Lorsqu’il s’est agit de monétiser la plateforme, le raisonnement logique était que l’argent était à prendre chez celui qui tirait profit de la plateforme : c’est-à-dire les deux. Par soucis de simplification du process, il était évident qu’il fallait plutôt faire payer celui qui gagnait de l’argent grâce à la plateforme : l’artiste, ce qui revient in fine exactement à la même chose. Il a était donc décidé de faire payer à chaque artiste une fraction du montant de sa prestation.
Réactions
La mise en œuvre de cette solution a eu des effets inattendus. Les utilisateurs voulant réduire les frais se sont alors mis à :
- Sous-déclarer les montants des prestations.
- Garder le contact avec l’autre partie, pour éviter de passer par le site la prochaine fois et éviter ainsi de payer des commissions aux sollicitations suivantes.
La plateforme censée être une marketplace commençait à se transformer peu à peu en site de prise de contact !!
Comment doit-on réagir dans ce cas-là ?
Une attitude pas du tout sage consisterait à incriminer les utilisateurs de la plateforme : accuser nos compatriotes de profiter du système est en effet une attitude courante et une échappatoire connue pour justifier son échec. Seulement voilà, si on s’engouffre dans cette voie, on va devoir mettre en place des mécanismes pour empêcher ce genre de comportements. L’expérience dit pourtant que c’est une attitude universelle : moi-même, plus d’une fois, je me rends dans plusieurs pays dans des hôtels où j’ai réservé grâce à des plateformes web, et les propriétaires me demandent de les contacter la prochaine fois directement et de ne plus passer par la plateforme, qui prélève souvent jusqu’à 25% de leur chiffre d’affaires !! Ceci n’empêche pas les plateformes en question de fonctionner quand même.
Une réflexion a conduit la propriétaire de la plateforme à changer de business model : les artistes payeront désormais un abonnement mensuel fixe pour accéder à la plateforme et profiter de tous les services : ils n’auront plus à dissimuler leur revenu ou à tenter de contacter les personnes en dehors de la plateforme : dorénavant, contre des frais modestes et fixes, le site offre une vraie plateforme de contact et une marketplace.
Conséquences
C’était sans connaitre le marché et le comportement des artistes : ce nouveau modèle économique a eu un énorme effet de bord. Demander à un utilisateur de commencer à payer avant même d’avoir vu les bénéfices de la plateforme réduit énormément de l’attractivité de cette dernière ; on ne peut plus espérer des inscriptions massives sur la plateforme pour augmenter son attractivité. Ne s’inscriront sur la plateforme que les artistes qui sont en recherche active de contrat actuellement. Par conséquent, il faudrait augmenter les montants des commissions de la plateforme pour l’équilibrer. Ceci n’est pas envisageable.
La solution
La solution s’est enfin imposée d’elle-même : le modèle économique de l’abonnement a été conservé, mais en rajoutant une composante freemium. Le passage à la version payante lui seul permet d’accéder aux contenus des messages des demandes de prestations. En mode gratuit, seules des alertes anonymes sont reçues. Ceci permet à l’artiste d’être rassuré quant à l’efficacité de la plateforme avant de s’engager.
Ce dernier pivot a permis de démarrer la viralité de la plateforme et a enfin permis le fonctionnement tel que imaginé par sa créatrice. La moralité de cette histoire est qu’il faut toujours faire profil bas avec le marché, expérimenter, observer, pivoter,… jusqu’à découvrir la bonne formule du succès. Et encore : nous sommes là en présence d’une fin heureuse. Dans certains cas, cette formule idéale est introuvable et le potentiel final du business peut en être grandement réduit. Mais on n’y peut rien. Les formules magiques découvertes par Ikea, Zara, McDonald’s, Starbucks, Apple et bien d’autres et qui ont fait leur grand succès n’ont été possibles qu’au bout de plusieurs années de connaissance du marché, d’expérimentation, observation et parfois même de hasards heureux, et ne sont sorties de la tête d’aucun expert. Ce n’est qu’à ce prix-là qu’on peut prétendre créer un business florissant.