Comme on l’a déjà vu, en sa 3ème décennie d’existence commerciale, le web a radicalement changé. D’un espace de consensus et de libertés d’expression, il est devenu l’espace de jeu des GAFAM, des BATX et d’une poignée d’autres géants qui y dictent leurs lois et où il ne fait pas bon d’être néophyte. Un espace où certaines entreprises se font des centaines de milliards de dollars de bénéfices par an alors que d’autres ont du mal à faire en sorte que leur page web ou que leur vidéo YouTube soient vues par une centaine de prospects. Mais comment le monde a-t-il changé, pendant que nous autres avions le dos tourné ? Voyage aux sources de l’influence.
Au début était le média
Vous vous souvenez probablement de la phrase choc de Patrick Le Lay, alors PDG du groupe de média français TF1, rapportée dans un livre intitulé "Les Dirigeants face au changement" (Éditions du Huitième Jour, 2004). Les auteurs lui font dire : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible". C’était le temps du nouveau capitalisme français décomplexé. Cité dans ce livre, il expliquait que pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Et les émissions de télévision ont pour vocation de susciter cette disponibilité, par le divertissement et la détente, pour le préparer entre deux messages.". Ceci impliquait donc de mettre de côté les émissions culturelles ou les sujets trop sérieux, laissés aux chaînes spécialistes, ou alors les émissions politiques, clivantes à souhait et pourvoyeuses de conflits. A l’inverse, il faudrait favoriser les émissions distrayantes et les sujets de consensus, si bon pour le commerce.
Cela signifie en substance que le rôle de TF1 se résume dans l'action de préparer les cerveaux de ses téléspectateurs à recevoir la publicité de ses clients annonceurs. Même si cela se tient techniquement et peut se justifier, puisque TF1 est une chaîne généraliste gratuite qui tire son revenu essentiellement de la publicité, cela est apparu bien évidement d'un très haut degré de cynisme.
Aussi cynique et sinistre que semble être cette déclaration, on n’imagine pas à quel point elle était prémonitoire. Et combien elle allait s’ériger en règle absolue au fil des décennies, la technologie aidant.
Puis vînt le web
On se souvient également d'une déclaration d'un dirigeant de Google disant que Google n'est ni une entreprise du web, ni une entreprise technologique. Mais une entreprise de média.
En effet, Google tout autant que TF1, mais également Facebook, Twitter et quelques autres, ont le point commun d’être des régies publicitaires, et donc de gagner l’essentiel de leur chiffre d'affaires en faisant passer la publicité d'un client annonceur auprès d'un utilisateur - nous - le plus attentif possible.
Vous avez certainement vu le film The Social Network. Pour moi, il y a là-dedans une scène fondatrice. Au tout début de la saga, l’instant où l’un des associés dit : c’est le moment de commencer à monétiser Facebook. Et à Mark Zukerberg de répondre quelque chose du genre : « Non ! Je refuse. Ce n’est pas le moment. On a créé quelque chose que les gens trouvent cool. Mais nous ne savons pas pourquoi ils la trouvent cool. Si nous commençons à les importuner, ils vont finir par arrêter de l’utiliser ! »
Je pense que c’est la décision la plus importante que Zuckerberg ait prise de toute sa vie. S’il avait commencé à monétiser Facebook trop tôt, au lieu d’avoir aujourd’hui plus de 2 milliards d’utilisateurs, il aurait eu 200,000 tout au plus !Au lieu de cela, il a recruté une personne chargée d’étudier toutes les méthodes possibles de monétisation de la plateforme et qui a abouti au business model que nous connaissons aujourd’hui, qui est devenu le business model dominant du web et l’un des moyens les plus efficaces de faire de la publicité de toute l’Histoire. D’ailleurs, au moment où je vous parle, on annonce que le chiffre d’affaires de la publicité On-Ligne a dépassé celui la publicité Off-Line. Et 40 % de ces revenus sont concentrés entre deux acteurs : Google et Facebook.
Optimisez, optimisez
Il existe deux énormes différences entre une chaîne TV généraliste et un géant opérant sur le web comme Google ou Facebook :
D'abord, alors que la première présente une publicité générique à l'ensemble de ses spectateurs de façon indifférenciée, les seconds produisent une publicité ultra-ciblée et ultra-personnalisée à chacun de leurs utilisateurs.
La seconde différence, c'est que Google, Facebook et les autres peuvent carrément agir sur leurs utilisateurs pour influencer leurs comportements. Comment ? En leur présentant des suggestions soigneusement sélectionnées par ses puissants algorithmes. En leur présentant tel contenu plutôt que tel autre pour susciter leur réaction,… La conséquence de ce processus d’optimisation à outrance de tout ce que nous voyons ou faisons sur internet c’est de transformer les milliards d’utilisateurs d'internet dont nous faisons tous partie, en zombis mus par la volonté d’algorithmes qui optimisent le rendement d’une publicité de… Coca-cola.
The Truman show
Vous vous souvenez certainement de ce film de 1998 « The Truman Show ». Eh bien, nous sommes tous devenus des Mr Truman : ce que vous voyez sur votre navigateur, sur votre téléphone, les news que vous consultez le matin, les alertes que vous recevez, etc. Tout cela est une version unique du web. Une version unique du monde spécialement fabriquée pour vous seul, à vos goûts, que vous êtes le seul à voir. Aucune autre personne au monde ne voit la même version du monde que vous ! Cette version du monde est taillée sur mesure pour vous faire plaisir ou pour vous faire réagir de la manière dont veulent certaines personnes que vous réagissiez : au service de la réclame.
Le bon côté de l’affaire, c’est qu’au-lieu de bouffer à longueur de soirée de la publicité destinée à la ménagère de moins de 50 ans, nous voyons par magie de la publicité taillée sur mesure pour chacun de nous. Résultat : la publicité est d’une efficacité redoutable.
Le côté sombre est très vaste. Nous en parlerons une autre fois. Ces algorithmes géniaux pour le commerce, très puissants pour gérer la publicité, pour nous vendre absolument tout, qui prédisent nos comportements et nos goûts et qui produisent de la publicité ultra-ciblée se nourrissent de quantités astronomiques de nos données personnelles : nos messages, notre historique GPS, nos clics, nos temps de lecture de certaines pages, nos réactions à telle ou telle information, nos opinions politiques,... Les géants du web accumulent des quantités phénoménales de data sur chacun de nous. La data est ainsi devenue le pétrole de ce siècle. Concentrée entre les mains de quelques géants, elle permet de générer un argent absolument fou. Mais utilisée à mauvais escient, elle peut également avoir un effet cataclysmique : bienvenue dans le monde de Cambridge Analytica, des manipulations ; des Gilets Jaunes et du Hirak, de l’élection de Trump et du Brexit, des fake news, des campagnes de désinformation, des partis extrémistes, des théories du complot de tous genres.
Facebook vient lui-même d’annoncer sa volonté d’arrêter la diffusion de publicité à caractère politique. Mais a-t-il au moins les moyens de ses ambitions ?