La rentrée, c'était il y a un mois. Tout le pays a repris la route : 8 millions d’élèves ont repris le chemin de l’école, 1,6 millions d’étudiants les bancs de l’université, les travailleurs et autres salariés leurs postes respectifs et les parlementaires leurs sièges.
J’ai lu dans un journal national, un article où le ministre de l’enseignement supérieur annonce avoir fait économiser au ministère de l’intérieur le montant astronomique de 1 Milliard de dinars pour avoir allégé le dossier d’inscription à l’université. En fait, pour avoir supprimé l’extrait de naissance de celui-ci. Il affirme par ailleurs avoir fait économiser à son ministère la coquette somme de 70 millions de dinars juste pour avoir remplacé la brochure papier de bienvenue du bachelier par une version numérique téléchargeable sur le site web.
Je présume que pour recevoir l’afflux de demandes d’extraits de naissances pendant le mois précédant la rentrée universitaire, le ministère de l’intérieur recevait habituellement une dotation d’une valeur fort conséquente du milliard de dinars. Et qu’en raison de la crise, la recherche d’économies a conduit à l’élimination de dépenses superflues.
Nous allons donc vers la transformation digitale non pas par vision ou par volonté politique mais par manque de moyens financiers. En clair, nous y allons à reculant. Cette approche, consistant à chercher des économies ici ou là en introduisant un soupçon de numérique par-ci par-là s’appelle le « solutionnisme ». C’est une façon extrêmement inefficace de faire de la digitalisation, puisque nous croyons faire l’économie d’une vision, d’une réflexion stratégique et des discussions sur les méthodes et les outils. Au lieu de ça, nous y allons au coup par coup, avec l’illusion d’avoir fait avancer les choses.
Mais bien sûr que la suppression d’un document n’a pas permis d’économiser un milliard de dinars. Cette opération n’a en effet été possible que parce que le registre d’état civil a été préalablement numérisé, contrôlé et sécurisé. Cette opération, à l’importance capitale et qui a coûté un montant considérable, s’inscrit dans une démarche plus globale de la e-administration.
E-government : Transformation digitale vs solutionnisme
Supposons que vous soyez distributeur de musique sur support physique (CD). À l’arrivée du web, du cloud, du mobile et de toutes ces innovations technologiques -et si vous êtes juste très malin-, vous allez vous en servir pour gérer votre circuit de distribution, optimiser vos stocks, augmenter la qualité et réduire les coûts de reproduction, avoir des retours d’information sur votre activité. En clair : améliorer votre rendement.
Mais si vous n’avez pas de vision, vous ne verrez probablement pas à temps que ces mêmes technologies entraineront également plusieurs changements de paradigmes dans votre activité : dématérialisation de la musique, vente par titre plutôt que par album, streaming de la musique et consommation à la demande. Résultat : cette même technologie qui vous aura permis de mieux organiser votre activité et gagner en efficacité entrainera également un chamboulement des business modèles de votre secteur en vous rendant simplement obsolète. On voit bien que le solutionnisme ne fait que retarder l’issue fatale mais ne l’empêchera pas.
Plus que des apports techniques ou des sources de réduction de coûts, il s’agit de changements radicaux de la plupart des métiers. Nous sommes en présence de ce que l’on appelle des innovations de rupture. Les innovations de rupture ont vu des leaders mondiaux de leurs activités respectives comme Kodak, Microsoft, IBM, Nokia et BlackBerry se transformer au mieux en suiveurs du marché quand ils n’ont pas simplement disparu. Pour traverser les révolutions sans encombre, il faut faire beaucoup plus qu’exploiter la technologie, il faut en saisir l’essence.
Dans le domaine politique, la technologie a également entrainé des changements radicaux dans le rapport entre responsables et administrés : démocratie directe et communication, réseaux sociaux, crowdfunding, gestion de la e-réputation et contrôle de la rumeur,… A de rares exceptions, nos responsables politiques ne se sont pas du tout approprié la technologie. Et ceux qui y parviennent le mieux sont loin d’être ceux qu’on attendait !
Technologie et enseignement
C’est la rentrée ; une opportunité pour réfléchir à l’apport de la technologie dans l’enseignement. Le sujet est très vaste et peut être abordé sous plusieurs angles. En voici deux : l’apport des technologies dans les méthodologies de l’enseignement et l’enseignement de la programmation dans les écoles, primaires notamment.
La réussite de ces opérations n’est pas juste une question de moyens financiers mais surtout de volonté, de vision, de stratégie et de méthodologies.
Au-delà de problèmes purement financiers, ce sujet de l’introduction des technologies dans l’enseignement fait l’objet de blocages pour deux raisons fondamentales ; d’abord les couloirs des ministères sont encombrés de cadres et de conseillers quinquagénaires, conservateurs et technophobes. De l’autre, les écoles sont peuplées d’enseignants quadragénaires formés dans les années 90 où posséder un ordinateur personnel relevait du privilège rare. Ces mêmes enseignants vont devoir aujourd’hui initier des « digital natives » nés avec des smartphones et des tablettes dans les mains. Alors comment briser ce cercle vicieux ?
J’ai affirmé par le passé que pour des raisons évidentes, nous devons absolument initier nos enfants à la « pensée informatique » dès les toutes premières années. Ils vont devoir interagir avec des machines tout au long de leurs vies et ceci quels que soient leurs domaines d’activité futurs. Ne pas les habituer très tôt à la logique de la programmation c’est réduire drastiquement leurs chances de contribuer à la prospérité économique de leur pays.
Mais qui doit les initier à la logique informatique ? Comment former une génération de formateurs capables de communiquer avec la génération Facebook ?
1, 2, 3… codez !
Comme on le voit, il s’agit d’un blocage et le problème ne peut se dissiper de lui-même que lorsqu’une génération de "digital natives" sera aux affaires, créant ainsi une génération perdue : des enfants qui ont joué avec des tablettes à l’âge de 2 ans mais qui n’ont pas appris la logique informatique à l’école.
Ce problème n’est pas spécifique à notre pays. Je suis tombé très récemment sur une initiative française dans le domaine : un manuel portant le titre évocateur de « 1, 2, 3… codez ! ». Il a été distribué cette année aux enseignants allant de la maternelle au lycée ; il a pour but de les aider à aborder les différents concepts à travers exercices et pratiques spécifiques. Il se décline en plusieurs versions pour chaque classe d’âge : la programmation avec le langage visuel Scratch pour la maternelle, les exercices d’algorithmique, les robots programmables,…
L’information intéressante la voici : ces manuels sont le fruit d’une collaboration de l’institut français de recherche en informatique INRIA et la fondation La Main à la Pâte. Voilà : ce travail ne doit pas être laissé entre les mains d’obscurs conseillers et d’experts auto-congratulés, il est impératif que la société civile s’en empare.
La société civile doit être au centre de cette transformation : associations, professeurs et formateurs, entreprises et organismes reconnus pour leurs compétences et toute autre personne capable et prête à contribuer. Le rôle de l’état ici est de tracer des objectifs mais surtout de faire travailler les différents contributeurs pour en tirer le meilleur. C’est d’encourager toutes les expérimentations et les initiatives locales. C’est enfin de remonter les plus réussies pour les promouvoir et les généraliser.
Une fois de plus, ce n’est pas qu’une question d’argent. Il existe des kits très peu chers et des solutions open source. Le point essentiel est de s’en servir pour produire des outils pédagogiques utilisables par tout enseignant et par tout élève de n'importe quel niveau, du préscolaire au secondaire et au-delà. L’informatique doit être perçue non pas comme un outil d’aide à l’apprentissage ou à la réalisation de certaines tâches, mais comme un nouvel état d’esprit qui conditionne tous les métiers : je dis bien TOUS les métiers. Et pour cela, nous devons absolument commencer à habituer d’abord les enseignants à transmettre cet état d’esprit puis tous les élèves à réfléchir en terme informatique ou selon la logique numérique, sans quoi nous produirons une génération avec encore plus de retard sur l’état du monde. Si par contre cette opération est menée avec succès, nous produirons une génération de jeunes adultes en phase avec leur époque, capables de travailler avec les outils de demain mais surtout de créer les outils d’après-demain.