Objet d’attentes des professions publicitaires sur le Net, les techniques de ciblage des utilisateurs d’Internet connaissent un développement prodigieux traduit par des gains d’impact. Reste à faire face aux inquiétudes manifestées par la société civile et des autorités publiques au sujet de la protection de la vie privée.
Le ciblage comportemental ou (behavioral targeting) constitue le dernier outil déployé par des opérateurs de la publicité sur le Net pour assurer aux annonceurs une visibilité et un impact à leurs investissements. Mais, c’est au registre du contentieux que ce procédé occupe les devants de l’actualité, à la faveur d’une polémique née entre les instances de l’Union européenne et la Grande Bretagne au sujet, justement, de l’utilisation de cette technique de pistage des internautes.
Objet du litige, le projet Phorm de publicité ciblée sur le Web. Trois fournisseurs d'accès britanniques, BT, Virgin Media et Talk Talk, ont signé un accord avec la société éponyme afin d'utiliser sa technologie, appelée OIX (Open Internet Exchange), permettant de scanner le surf des utilisateurs. Les données sont analysées pour servir ensuite à afficher des publicités correspondant à l'internaute, à ses habitudes de navigation, aux sites visités, aux recherches effectuées. Après plusieurs demandes d’explication, restées sans suite, Viviane Reding la commissaire européenne chargé de la société de l’information et des médias est montée au créneau. «Depuis juillet 2008, la commission a envoyé plusieurs lettres aux autorités du Royaume-Uni pour leur demander des informations sur la façon dont elles mettent en œuvre la législation communautaire pertinente dans le contexte du dossier Phorm. Nous sommes parvenus à la conclusion que certains problèmes se posent dans la manière dont le Royaume-Uni a mis en œuvre certaines parties de la réglementation communautaire relative à la confidentialité des communications » a-t-elle déclaré au moment commission européenne a ouvert, au mois d’avril dernier, une procédure d'infraction contre le Royaume-Uni, en lui adressant une lettre de mise en demeure.
En soi, la technique n'est pas forcément illégale. Cependant, BT a reconnu avoir testé le mécanisme en 2006 et 2007 sans en avertir les internautes et sans demander leur accord. Autrement dit, le FAI a aspiré et exploité des données les concernant à leur insu. Pour sa défense, BT affirme que le test n'avait pour but que de vérifier le fonctionnement technique du dispositif et qu'aucune information permettant d'identifier qui que ce soit n'a été utilisée.
Le ciblage comportemental est, selon la définition de l’encyclopédie en ligne Wikipedia, «une technique de publicité qui consiste à personnaliser les contenus promotionnels, en fonction du comportement des internautes et de l'identification de leurs centres d'intérêt». Elle englobe «l'ensemble des technologies et des outils qui permettent d'afficher des publicités des contenus éditoriaux ou des vignettes de produits ou service d'e-commerce en adéquation avec le comportement d'un ordinateur (cookie) sur Internet ou téléphonie mobile». Cette technique publicitaire consiste donc à employer des éléments comportementaux, notamment l'historique des pages visitées, les recherches effectuées sur les sites, les produits mis en panier et/ou achetés en ligne, le clic sur bannière publicitaire, les taux de transformation, etc. pour déterminer avec précision les centres d'intérêt d'un internaute ou d'un mobinaute.
Depuis l’apparition de la publicité sur le net, à la fin des années 90, les professionnels de la publicité n’ont eu de cesse de rechercher les moyens susceptibles de garantir une bonne définition des cibles publicitaires. Les premières expériences de ciblage des internautes ont permis l’apparition du «ciblage contextuel». Il repose sur l’adaptation du bandeau publicitaire à son contexte d’apparition. Le contexte peut être caractérisé par les actions de l’internaute, par le contenu de la page support ou par une dimension temporelle.
La pratique de l’adaptation au tracé de navigation de l’internaute la plus courante reste l’achat de mot clé sur un moteur ou un annuaire. Cette technique peut être considérée comme un ciblage contextuel car elle permet de soumettre une annonce publicitaire pour un produit ou service au moment ou l’utilisateur de l’annuaire ou moteur est engagé dans une démarche de recherche liée à ce produit ou service. Ce sont les bandeaux liés à l’achat de mot-clés sur les outils de recherche qui à qualité de création égale donnent les taux de clics les plus élevés. Certains bandeaux parviennent ainsi à dépasser les 10% de taux de clics pour une moyenne générale inférieure à 2% sur des pages moins ciblées. Ce ciblage contextuel peut également donner lieu à des partenariats spécifiques comme celui qui uni la Fnac et Yahoo France ou Altavista et Amazon. Un carré publicitaire de la Fnac apparaît ainsi lorsqu’un mot "évocateur" (auteur, chanteur,..) de l’univers Fnac est saisi comme mot de recherche sur Yahoo. Vient ensuite une seconde technique publicitaire aux frontières du parrainage et du ciblage par affinité utilisée sur les sites éditoriaux ; l’adaptation au contenu du produit visité sur le net. Le bandeau publicitaire n’est plus uniquement lié à un dossier ou une rubrique mais peut l’être au contenu précis d’un article.
Un article consacré à la victoire d’un golfeur dans un tournoi majeur peut ainsi être encadré de bandeaux renvoyant à un site commercialisant le matériel et la tenue utilisée. Si l’article est consacré au nouvel album d’un chanteur le bandeau peut renvoyer sur un site proposant le disque à la vente. Outre des limites liées à l’audience et à la crédibilité du support, ce type de publicité peut également poser des problèmes de crédibilité et d’indépendance éditoriale du support lorsque l’article fait référence plus ou moins directement au produit ou service relayé par le bandeau.
La dernière technique n’est pas une spécificité du média Internet ; c’est le contexte temporel. Il y a longtemps que le mediaplanning et la création publicitaire prennent en compte ou sont influencés par le moment de diffusion. Internet renforce cependant les possibilités d’adaptation temporelle grâce à la souplesse de la création numérique et à la simplicité de mise en place d’une bannière. A l’opposé de cette alternative basée sur une affinité de l’audience à l’égard d’un contenu consulté, le ciblage comportemental se base sur le comportement passé de l’internaute pour en déduire un profil d’intérêts constatés (lectures) ou d’actions réalisées.
Le ciblage comportemental permet d'afficher des publicités relatives aux centres d'intérêt des internautes. Ainsi un internaute qui consulte régulièrement des sites de golf se verra offrir des publicités relatives à sa passion. L'avantage pour l'annonceur est qu'il pourra diffuser avec précision ses publicités à des internautes qu'elles intéressent, indépendamment du site sur lequel ils se trouvent. Ainsi, notre golfeur se verra proposer une publicité pour des clubs de dernière technologie, sur un blog ou dans la rubrique santé d'un portail ; et plus uniquement sur un site qui traite du Golf. L'avantage pour l'internaute est qu'il ne sera pas inondé de publicité sans relation avec ses attentes mais au contraire qui correspondront à ses centres d'intérêt L’année 2007 est probablement l’année ou les techniques de ciblage comportemental ont gagné un statut de technique publicitaire à part entière et sont sorties d’un statut de techniques expérimentales ou de techniques réservées à certains grands sites éditoriaux sur le marché américain.
La société d’étude Emarketer estime que le ciblage comportemental devait déjà représenter près de 10 % de la publicité graphique sur le marché américain en 2008.
Le principe du ciblage comportemental n’est cependant pas récent dans son principe. Il fut probablement "inventé" avant l’année 2000 aux USA par une société dénommée Engage qui proposait à l’époque une technique de merchandising par ciblage comportemental qui permettait à des sites marchands ou éditoriaux de personnaliser des offres ou des contenus dès la première visite grâce à une base mutualisée de profils d’intérêts. Trop en avance sur le marché, la société n’a pas rencontré le succès espéré. A partir de l’année 2003, le principe du ciblage comportemental est réapparu sur quelques grands sites éditoriaux américains comme le New York Times ou le Boston Globe avec cette fois une finalité différente puisque l’objectif était d’accroître les revenus publicitaires.
Fondée en 1999 par Ulrich Hegge et Frank Conrad, Wunderloop est aujourd’hui leader européen de la publicité comportementale intégré. La technologie de Wunderloop identifie les centres d'intérêts des internautes en fonction d'un nombre d'actions (requête dans un moteur de recherche, clic sur une publicité, affichage d'une page) effectuées par un internaute donné. Ainsi un internaute cliquant sur une publicité auto, se rendant sur les pages auto d'un portail et tapant le mot-clé "auto" dans le moteur de recherche du portail effectue trois actions qualifiant son intérêt pour la catégorie "voitures". "Le critère le plus qualifiant reste la consultation des contenus éditoriaux, car c'est sur ce type de pages que les internautes passent 95% de leur temps", indique le directeur général de Wunderloop France, Alain Sanjaume. Dès lors qu'un internaute effectue une vingtaine d'actions correspondant à un centre d'intérêt défini, son attrait est validé comme étant pertinent. Wunderloop n'analyse cependant que les actions (requêtes, clics sur pub, etc.) effectuées sur les portails dont la publicité est distribuée par une des régies clientes de sa technologie. Les centres d'intérêts sont classés en catégories et sous catégories ayant déjà fait l'objet de briefs de la part d'annonceurs. Wunderloop en revendique un millier, mais laisse la possibilité aux régies utilisant sa technologie de créer leurs propres catégories.
Parmi les mastodontes du marché publicitaire sur Internet, Yahoo utilise un algorithme de ciblage comportemental prédictif basé sur la notion de cycles d'achat. Les requêtes saisies dans le moteur du portail, l'interaction avec les publicités display et les liens sponsorisés ainsi que le contenu éditorial du portail permettent à la technologie de Yahoo d'identifier le niveau d'intérêt de chaque internaute. Ces centres d'intérêts sont ensuite classés dans rubriques dont le nombre varie selon le volume de marché traité ;, 90 en France contre un millier aux Etats-Unis, où le portail du groupe génère un trafic plus conséquent et permet un découpage des catégories plus fin. Ce niveau d'intérêt, noté de 1 à 10 permet d'évaluer la maturité de l'internaute dans un cycle d'achat. Un internaute noté 1 sur la thématique "auto" ne fait que s'intéresser aux voitures, alors qu'un autre, noté 8 est nettement plus intéressé par un achat de véhicule, plus ou moins imminent. Pour chaque thématique, ces données sont également croisées selon que les comportements sont fréquents et récents, afin de déterminer avec plus de précision à quel moment déclencher l'intérêt de l'internaute dans sa décision d'achat. "Les cycles d'achat peuvent être très courts, de 48 heures pour une commande de fleurs, à plus d'un mois pour l'achat d'une voiture", explique la directrice commerciale de Yahoo France, Brigitte Cantaloube.
Selon Yahoo, pour une campagne auto concernant un modèle moyenne gamme, l'augmentation des taux de clics atteint 213 % en ciblage comportemental par rapport à une diffusion en rotation générale. A titre de comparaison, cette même campagne progresse de 71 % en ciblage contextuel par rapport à la rotation générale. Autre exemple : le taux de clics d'une campagne tourisme progresse de 311 % en ciblage contextuel par rapport à la rotation générale. Pour la même campagne diffusée par ciblage comportemental, le taux de clic grimpe de 476 %. Au moment où les professionnels se frottent les mains devant l’ampleur des succès obtenus au niveau de l’amélioration de l’impact des publicités basées sur ces techniques, du côté de la société civile et de certaines entités institutionnelles publiques, l’heure est plutôt au froncement des sourcils et aux interrogations sur les atteintes supposées à la vie privée des internautes.
Aux Etats-Unis, où de plus en plus d'agences publicitaires se tournent vers le ciblage comportemental afin d'affiner leurs campagnes et de cibler leurs potentiels clients, la Federal Trade Commission (FTC), l'autorité en charge de réguler la consommation nationale, a fait savoir que cette pratique devait être légiférée avant d'être massivement adoptée. En effet, la FTC, mais aussi plusieurs associations de consommateurs, craignent des dérives comportementales. Dans un rapport publié le 12 février dernier, la FTC demande à ce que les régies publicitaires faisant usage de cette pratique informe clairement les internautes tout en leur proposant de ne plus être assujettis à ce ciblage. Par ailleurs, les informations collectées devront être purgées régulièrement.
« Les acteurs de l'industrie doivent faire des efforts significatifs pour une autorégulation rigoureuse sans quoi le Congrès devra légiférer cette pratique et nous partagerons ces positions », lit-on dans le rapport. De son côté le père du World Wide Web, Tim Berners-Lee, a fait part de ses craintes devant « la menace que représenteraient les techniques de pistage et d'analyse comportementale».
Dans un entretien publié il y a quelques semaines par BBC News, l'informaticien britannique, actuel directeur du W3C, (organisme chargé de promouvoir la compatibilité des technologies du web) souligne que «les consommateurs doivent être protégés contre les systèmes qui peuvent suivre à la trace leurs activités sur Internet». Berners-Lee, insiste : «Je veux être assuré que, lorsque je consulte des données en ligne concernant le cancer, ces informations ne se retrouvent pas chez ma compagnie d'assurance et ne servent pas à faire augmenter le montant de mes cotisations ». La prolifération d'outils tels que ceux développés par Phorm, spécialiste anglo-américain du marketing comportemental et de la publicité en ligne, témoigne de la montée en puissance des systèmes automatisés de publicité. Ces derniers utilisent habitudes de navigation et données personnelles pour un ciblage publicitaire efficace. On se souvient, à ce propos, que Facebook, avec Beacon et son système traquant les habitudes des internautes à l'intérieur comme à l'extérieur du site, a fait l'objet de nombreuses critiques.
«Facebook et MySpace marquent une étape importante de la participation au Web», reconnaît Tim Berners-Lee. Néanmoins, l'homme qui dans les années 1990 a créé le Web, composante majeure d'Internet, met en garde les internautes, surtout les plus jeunes, quant à la mise à disposition d'informations personnelles sur les plates-formes communautaires en ligne.
Source: El Moudjahid